Gros sujet aujourd’hui : lorsqu’on entreprend, en particulier dans un domaine qui exige de l’innovation, on se rend rapidement compte que des méthodes “classiques” de conduite de projet ne sont pas adaptées. On ne peut pas se contenter de s’organiser avec l’hypothèse que tout va se passer de manière linéaire, d’un point A à un point B.
La réalité est beaucoup plus chaotique et imprévisible. Se pose alors la question : faut-il renoncer à toute forme d’organisation, et laisser voguer le navire, ou bien chercher de nouvelles idées pour amener, de manière empirique, un cadre à ce qui peut s’apparenter à un joyeux foutoir ?
La tarte à la crème du milieu des startups, c’est la méthode dite lean : inspirée des méthodes d’adaptation imaginées dans l’industrie par Toyota il y a déjà pas mal de temps, elle consiste à apprendre à avoir une unité agile, qui sait s’adapter au contexte et aux nouvelles données ; on a un cap, mais on n’hésite pas à ajuster le tir si les choses ne se déroulent pas comme prévu, avec une forte écoute du feedback, qu’il soit client ou des équipes.
Et si les choses ne se déroulent pas du tout comme prévu, on a le fameux “pivot” qui va autoriser des changements à 180 degrés pour éviter la catastrophe et tirer profit de ce qui s’est passé de bon dans le chemin parcouru. Pour une startup californienne typique, c’est souvent un bon moyen de conserver une équipe durement recrutée, de sauver les briques techniques qui peuvent l’être, afin de repartir sur “autre chose” sans jeter le bébé avec l’eau du bain.
(Certains font du pivot un titre de gloire, n’hésitant pas à déclamer dans des mondanités à la mode “moi, j’ai pivoté 18 fois”. Autant d’agilité est admirable, mais je me demande parfois si, au lieu de jouer au derviche tourneur, certains ne devraient pas tirer des conséquences lourdes de leur positionnement, leur équipe, ou surtout sur eux-mêmes, plutôt que de rester dans une positive attitude béate. Mais c’est un autre débat).
En d’autres termes, le lean, et ses dérivés, partent d’un constat d’expérience : on sait que ça ne va pas se passer comme prévu. Alors, au lieu de se raconter la fable d’un projet qui se déroulera bien, on cherche à anticiper les aléas inévitables en adoptant d’emblée une méthode qui intègre les phases où “ça va être le bordel”.
Le lean a permis d’effectuer de grandes choses ces dernières années, et il n’est pas question pour moi de le remettre en question. Entre le début des années 2000 où je donnais mes premiers cours d’agilité à des équipes techniques, et la mentalité d’aujourd’hui, des progrès énormes ont été fait.
Mais on peut parfois se demander si d’autres formes de pensées, d’anticipation du déroulé d’un projet, ne pourraient pas passer par un autre chemin. Et c’est là où intervient la notion d’effectuation.
Je rencontre souvent des étudiants qui me disent “Oui mais moi je n’ai pas de visions, de grandes idées, je ne suis donc pas un entrepreneur”.
Certes, il est très vrai que l’entreprenariat n’est pas fait pour tout le monde. Mais il me semble très dommage de se dire que c’est pour cette raison. Et l’effectuation permet de casser un peu ce mythe.
Venez comme vous êtes
En quelques mots, l’effectuation remet jusqu’au terme même de “projet”, tant utilisé en entreprise. Lorsqu’on fait un projet, on se “projette” : on s’imagine arrivé à ce fichu point B où notre imagination, notre vision sera concrétisée par un travail d’équipe. Lorsque je discute agilité avec des élèves où avec les projets que j’accompagne, j’aime parler d'”étoile polaire” : l’agilité permet d’accompagner, voire d’anticiper les incontournables zig-zag, tout en gardant quelque part en tête la ligne d’horizon que l’on s’est fixée.
En effectuation (théorie entrepreneuriale inventée il y a quelques années, et qui part de l’étude du chemin parcouru par un échantillon d’entrepreneurs), on fonctionne très différemment : plutôt que de partir d’une idée, on part d’un recensement des “forces en présence” : qu’a t’on entre les mains ? Que peut on faire, non pas en levant de l’argent et recrutant à tour de bras, mais avec les moyens que l’on a à disposition. Ca peut être un associé, ça peut être une compétence que l’on a acquise, ça peut être un réseau que l’on a déjà, ou encore tout simplement une personnalité.
Les acteurs mythiques de l’histoire de la micro-informatique n’ont pas débuté autrement : les Steve Jobs et Bill Gates du début des années 70 avaient sans doute des idées qui pouvaient s’apparenter à une “vision”, mais surtout sont partis de ce qu’ils avaient :
- Une ressource en or, avec la sortie de micro-processeurs qui permettaient une miniaturisation inédite et fournissaient des performances jusqu’alors inaccessibles sans énormes moyens
- Des compétences techniques qui ne demandaient qu’à être utilisées, Steve Wozniak pour Jobs, lui-même et son associé Paul Allen pour Gates
- Et une personnalité effectivement peu commune pour les deux, avec l’envie de créer des choses.
Guère de vision dans tout ça. Certes il fallait de l’imagination, mais les deux ont expliqué à plusieurs reprises dans des interviews qu’ils cherchaient à l’époque avant tout à faire “des machines qu’ils avaient envie d’avoir eux”. Avec l’espoir que s’ils en avaient envie, d’autres l’auraient aussi.
Contexte de débutant ? Allons plus loin dans le temps avec l’exemple de l’iPod. Est-il né d’un grand plan stratégique ? Absolument pas. Il est né de la découverte d’un ingénieur d’Apple, scrutant les stands d’un salon asiatique, et tombant sur le premier disque dur miniature 1,8 pouces, conçu par Toshiba. Et il s’est ensuite posé la question : “que pourrais-je concevoir avec ça?”. Et en déroulant cette pelote, est venue l’idée de bousculer le milieu des baladeurs MP3. Et bien après est venu la vision “grand angle” de l’iTunes Store, et d’un écosystème bien plus global.
Tout part donc d’un recensement des ressources que l’on a entre les mains, et l’étude des “effets” que pourraient avoir le cocktail de ces différentes ressources.
Si vous avez compris ça, vous avez compris l’effectuation, vous pouvez partir. Enfin non, restez, la suite est tout aussi intéressante.
Qu’êtes vous prêt à perdre ?
Dans un projet d’entreprise, l’objectif est, la plupart du temps, la croissance financière. C’est parfaitement normal, une entreprise c’est fait pour cela. Ou sinon, créez une association, un club, peu importe. Mais une entreprise restera toujours avec pour but principal de mutualiser des ressources pour aller vers un gain maximal. Naturellement, cet objectif se calque sur les projets lancés : qu’est ce que ce nouveau projet va apporter financièrement ?
L’approche par effectuation ne peut pas démarrer ainsi, puisque, comme on l’a vu, on n’a pas vraiment de projet au départ, juste un recensement des forces en présence.
En effectuation, les avancées se font sur le postulat suivant : “que suis je prêt à accepter à perdre sans que cela me mette en danger”. En entreprise, ça peut être de l’allocation de temps disponible (comme le fait Google par exemple en laissant le vendredi à ses salariés pour qu’ils travaillent sur leurs propres projets), sur des périodes que l’on peut soit même se donner pour avancer sur de nouvelles choses (pendant une période de chômage par exemple, ou des vacances), ou sur un bas de laine que vous acceptez de mettre sur la table sans que sa perte éventuelle impacte votre vie.
Cette démarche empirique donne d’emblée l’étendue du possible, un périmètre du territoire que vous acceptez d’explorer.
Des partenaires plutôt que des concurrents
Continuons notre parallèle avec un projet classique. L’analyse de la concurrence est un facteur clé d’une conduite de projet : l’objectif à atteindre étant défini, il est indispensable de recenser les embûches que l’on rencontrera sur le parcours, et le contexte du marché que l’on s’apprête à attaquer.
L’effectuation, une fois encore, prend à contrepied ce principe, vu que, rappelons le, l’objectif n’est même pas flou : il est inconnu à ce stade.
Pour autant, on ne peut pas décemment créer pendant des années un projet complètement “hors-sol”, basé sur ses simples intuitions.
L’idée est là de tisser des partenariats avec ses clients potentiels, en les amenant à une démarche de co-construction. Le meilleur guide pendant cette période de flou est, dans ce process, l’inclusion de vos premiers utilisateurs.
Cette façon de faire était celle qu’on avait utilisé, il y a bien des années, lors de la création de l’outil d’eCommerce Thelia : on n’était pas parti d’un grand projet d’entreprise, mais de besoins clients, qu’on avait servi dans un premier temps avec une prestation de services classique ; puis ces prestations, et la complicité avec ces premiers clients, avaient amené à tirer un vrai produit déclinable de ces travaux, dont le cahier des charges était nourri du retour de “gens du métier” qui expérimentaient au quotidien ce qu’on leur avait vendu, et qui rétrospectivement étaient devenus nos premiers prototypes…
Alors, tenté ?
Restez en ligne, car nous n’en avons pas fini avec l’effectuation. Dans un second épisode, qui paraîtra la semaine prochaine, nous chercherons à voir comment peut se dérouler ce nouveau type de conduite de “projet”, et surtout on tentera de répondre à la grande question : est-ce une méthode adaptée pour vos besoins ?