Vers moins de bullshit et plus de technologie humaniste : pourquoi la vague du tech backlash est une excellente nouvelle

Les entrepreneurs européens ont une chance incroyable : nous avons une boule de cristal à portée de main.

Si si ! Et pas besoin de Madame Irma pour cela. Il suffit de regarder ce qui se passe aux USA !

Même si cela fait parfois mal à l’ego de se le dire, il faut se rendre à l’évidence : une bonne partie de ce qui se passe chez nous s’est passé il y a quelques mois ou années aux Etats-Unis. D’une part parce que l’art du “copycat”, qui consiste à s’inspirer très largement de ce qui se passe de l’autre côté de l’Atlantique, a depuis longtemps fait ses preuves (les chinois en savent quelque chose), d’autre part parce que les Etats-Unis sont depuis longtemps bien plus actifs en ce domaine.

Pourquoi donc vous raconte-je tout ça ? Parce que la vogue à la mode aux Etats-Unis dans les nouvelles technologies, c’est le “tech backlash” (attendez vous à beaucoup entendre ce terme dans les semaines/mois qui viennent). Le Tech Backlash, c’est le logique retour de bâton qui suit la période d’enthousiasme béat sur tout ce qui était étiquetté nouvelles technologies. En vrac, on a eu droit à : les startups vont sauver l’emploi, l’IA va changer votre vie, les réseaux sociaux vont révolutionner les relations humaines, et l’iPad va bouleverser à tout jamais le monde de l’éducation (liste qui peut s’étendre à l’infini, il suffit de reprendre les articles de presse de ces dernières années). Autant d’assertions qui ont chacune leur part de vérité, mais qui méritaient au moment où elles ont été lancées un minimum de modération, d’esprit critique.

C’est tout l’inverse qui s’apprête à arriver sur nos rives : on sentait bien depuis le scandale Cambridge Analytica que Facebook, et par extension une bonne partie des réseaux sociaux, commençaient à sentir le souffle chaud du boulet qui allait les fracasser, avec une prise de conscience certes tardive mais dense sur le danger de tout étaler sur des réseaux sociaux publics. Et le phénomène s’étend peu à peu. Le temps où les patrons du NASDAQ étaient invités à la Maison Blanche pour exposer leur point de vue politique semble déjà bien loin. On vit aujourd’hui dans une angoisse grandissante du monopole constaté des GAFAM, NATU, et autres BATX.

Certaines introductions en bourse particulièrement attendues semblent se passer bien plus mal qu’espéré, comme celle de WeWork qui vient d’être reculée, pour éviter une catastrophe annoncée. Le modèle même d’un Uber est publiquement chahuté par des gouvernements qui forcent le groupe à salarier leur main d’oeuvre, au lieu de les maintenir dans un statut ultra-précaire.

Les consommateurs commencent à également prendre du recul : l’addiction aux smartphones est un vrai sujet de société qui inquiète, en particulier les parents qui voient leurs enfants ne plus se détacher de leurs écrans (même si eux-même font souvent la même chose !). Et beaucoup prennent conscience que de tout acheter sur Amazon peut donner un coup fatal au petit commerçant du coin. L’expérience commence à faire comprendre que dans le concept de “disruption”, il y a, derrière l’éclosion de nouvelles activités, aussi et surtout une destruction programmée des acteurs historiques.

Bref, beaucoup d’éléments font migrer peu à peu l’opinion publique d’un enthousiasme naïf à, sans transition, une méfiance presque paranoïaque. Les mouvements prônant une vie éloignée du digital se font de plus en plus nombreux, et les entreprises de secteurs plus traditionnels prennent leur revanche. Un vrai revirement de fond, que documente et prophétise le fameux Tech Backlash.

Toutefois, il est important de noter que le Tech Backlash fait l’objet de polémiques violentes aux US sur son interprétation. Certains analystes l’interprètent comme un effet de mode tout aussi artificiel et dénué de fond que la vague naïve qui l’a précédé : si l’on regarde froidement les chiffres, Facebook, par exemple, malgré des scandales incessants et des appels innombrables à un retour à une confidentialité et une vie privée mieux protégée, continue à voir son nombre d’inscrits croître. Sans parler des usagers qui migrent, par colère envers Facebook, vers d’autres marques telles qu’Instagram ou WhatsApp… qui appartiennent à Facebook.

Plusieurs scénarios sont possibles :

  • Le plus pessimiste : ce mouvement s’amplifie, et aboutit à un crash financier comme on avait pu en connaître lors de l’explosion de la bulle de la net-economie en 2000-2001.
  • Le plus j’m’en foutiste, qui consisterait à dire que tout ceci n’est qu’un sujet de journalistes sans grand intérêt
  • Et enfin, le point de vue que je partage, qui consiste à dire que ce mouvement arrive à point nommé pour assainir un marché avant qu’il ne soit trop tard

Enfin, un marché plus mature ?

Il faut bien avouer que la couverture médiatique, mais également l’état d’esprit d’une bonne partie des acteurs du secteur, n’étaient pas des plus modérés lorsqu’on évoquait les nouvelles technologies ces dernières années. Le meilleur côtoyait le pire sur les projets portés, et les décideurs semblaient faire preuve d’une absence de discernement plutôt troublant : dès lors qu’un projet était étiquetté numérique (ou plutôt digital), cela devait être forcément bien. Et si un projet échouait, c’était vécu dans une douce béatitude, parce que “l’esprit startup” doit accepter avec bienveillance l’échec.

Or, il me semble que, autant le rejet de l’échec dont on a souvent souffert, en particulier en France, était très injuste et contre-productif, autant le fait de prendre l’échec presque comme une bonne nouvelle, qui dispense de tout esprit critique et de prise de recul, n’apporte rien de constructif. Oui, certains, voire beaucoup, de projets promus ces dernières années, étaient condamnés à mort dès le début, pas parce que c’est super utile d’apprendre en échouant, mais tout simplement parce qu’ils étaient très mauvais, et que personne n’osait le dire, ou ne voulait le voir.

Croître à tout prix et au mépris d’une quelconque rentabilité (voire même parfois d’un quelconque chiffre d’affaires), dans l’unique but de valoriser une communauté à la revente, c’est une stratégie qui a pu porter ses fruits, mais dans des cas ultra particuliers, et avec une nécessité de domination absolue qui font penser que ces exemples sont plus des cygnes noirs que de vrais cas d’école à prendre en modèle.

Appliquer des recettes qui ont pu marcher sur des marchés globaux et tenter de les reproduire sur des niches n’est pas forcément la meilleure idée du monde (R.I.P. les innombrables projets de sites de mise en relation qui croyaient révolutionner en vendant une désintermédiation, là où ils ne proposaient qu’un intermédiaire supplémentaire dont personne n’avait vraiment besoin).

Et je ne parle pas des projets récents ripolinés avec un discours autour d’une I.A. surpuissante, simplement pour valider une checklist de mots clés indispensables aux concours de pitch à la mode, alors qu’ils ne font que greffer des librairies immatures et exploitées maladroitement pour camoufler la réalité d’une fragilité des fondamentaux du projet.

Mais si cette vague des startups rêve des sommets, c’est aussi parce que ces sommets existent, et de manière insolente : l’animation ci-dessous montre l’incroyable évolution du marché ces dernières années, qui est radicalement passée d’une domination des compagnies pétroliphères à celui des GAFA. Il montre aussi au passage la suprématie insolente des Etats-Unis dans ce domaine, même si la Chine montre clairement les dents. Et l’Europe ? Euhhhh. Bref, une domination qui amène à parler logiquement de monopole, même s’il est partagé entre 4 ou 5 acteurs. Dont les pratiques sont de plus en plus largement épinglées dans les médias :

Bref, entre projets bancals d’un côté, et licornes aux pratiques de plus en plus contestables, le tech backlash était finalement facile à prédire : la situation n’était plus tenable.

Ni naïveté béate, ni bébé jeté avec l’eau du bain : vers un numérique plus responsable et plus humain !

Ni moi ni personne ne peuvent garantir que le retour de bâton financier ne sera pas violent, ni même si finalement il existera : j’ai longtemps cru au retour d’un éclatement de la bulle “digital” comme je l’avais déjà vécu il y a quelques années. Mais, malgré le portrait un peu noir que dresse le tech backlash, la situation est tout de même très différente qu’en 2000 et certains projets bien plus solides. On pourrait donc tout aussi bien voir des financeurs confortés par quelques exemples réconfortants, ou alors les voir paniquer d’un coup suite à quelques entrées en bourse ratées, ou quelques gros crashs.

Le changement de l’état d’esprit des consommateurs est quant à lui plus prévisible : de plus en plus d’exigences légitimes vont apparaître sur la transparence des comportements de certains, et des alternatives salutaires à Amazon et autre vont apparaître de manière de plus en plus crédible.

Il ne faut pas oublier que le marché du numérique a toujours été en perpétuelle évolution : IBM était un acteur majeur des années 80/90, il est aujourd’hui beaucoup discret. Apple était en quasi-faillitte en 1997. Google et Amazon n’existaient pour ainsi dire pas avant 2000.

Il faut toutefois avoir conscience que l’évolution des pratiques reste lente, ce qui amène ce contraste entre les scandales Facebook et la popularité qui reste croissante de la plateforme. Cette deuxième animation montrant l’évolution des réseaux sociaux est plutôt intéressante : elle montre que le marché se cherche, les “challengers” se heurtent pour l’instant à la domination sans partage de Facebook et Youtube. Mais il montre aussi que les chiffres sont en perpétuelle évolution ! Le marché n’est donc pas dans une totale catastrophe, très loin de là.

Toutefois, même si des mouvements alternatifs d’un rejet complet du numérique apparaissent, et seront plus nombreux dans les mois/années à venir, je crois plutôt à une voie plus médiane où la technologie trouvera sa place plus naturellement, on l’espère avec moins d’excès, et où les financiers requalifieront les projets portés en prenant mieux en compte l’écologie du contexte, et l’aspect humain, non pas par angélisme ou générosité soudaine, mais parce que le marché l’exigera.

Lorsque vous inventez le bateau, vous inventez le naufrage. Lorsque vous inventez l’avion, vous inventez le crash qui peut en découler. Chaque nouvelle technologie draine sa propre négativité, qui est inventée au même instant que le progrès technique qui lui est lié

Paul Virilio

Je suis persuadé que la période à venir sera assez enthousiasmante, car pleine d’enjeux nouveaux : les projets qui vont émerger, les services qui seront mis à disposition, porteront l’obligation morale d’une éthique bien plus présente qu’aujourd’hui, quitte à ce que certaines licornes perdent des plumes au passage. Avec des interlocuteurs moins naïfs et avec une meilleure lecture des projets portés, mais aussi avec des équations à de nombreuses inconnus à résoudre.

Comment élever l’humain, le faire grandir, et ne pas l’enfermer dans des prisons dorées ?

Comment concilier ces vagues technologiques avec le respect de la planète, voire si possible l’aider à aller mieux ?

Comment retrouver la confiance aux algorithmes, et les mettre au service de l’homme, loin des images d’un Terminator qui se cache derrière le big data et l’I.A. omniprésente ?

Autant de défis qu’on aura plaisir à décrypter ici même !